samedi 6 février 2010

DECROISER LES BRAS

Après avoir raccroché le téléphone, je reste interdite et triste. Je le regarde, mon ange, et surprise, je le vois fâché, le sourcil froncé, la mine boudeuse, les ailes en pagaille. Qu’est-ce qu’il y a ? je lui demande, sachant pertinemment que s’il est dans cet état, ce n’est nullement sûr qu’il me réponde… Silence, en effet. Je reviens à mon combiné téléphonique, presque prête à rappeler, quand l’ange me l’arrache des mains d’un geste violent qui ne lui sied pas. Je m’étonne, ça doit être grave, alors ! Non mais ! Quand est-ce qu’elle va comprendre ? Mais quoi ? Quand est-ce que cette femme va comprendre que personne ne viendra la sortir de là ? Personne, ni le chevalier vaillant, ni sa maman, ni le sauveur chrétien, ni le messie hébraïque, ni la médecine orientale, sûrement pas l’occidentale, trop compromise avec la rentabilité. Quand est-ce qu’elle va comprendre que mon collègue, abattu, a décidé de faire grève ? Qui, son ange à elle ? Ben, oui, évidemment, et pour cause ! Il est là, 24 heures sur 24, présent, mirifique, avec des ailes toutes brodées de perles colorées, il transpire, il s’avance à quatre pattes, la hisse, l’attache à une corde pour la sortir du puits, la corrobore dans ses efforts de manutention du désir de vivre, bref, il fait tout ce qu’il peut et encore d’avantyage, et elle semble superbement l’ignorer ! C’en est trop, il s’est mis en grève ! Mais… je ne savais pas que vous aviez le droit de grève. Encore heureux ! Imagine les abus qu’on subirait ! Déjà qu’on a pas le droit d’aliénation… C’est à dire ? On ne peut pas partir, c’est tout. On ne peut pas se détacher de nos protégés, car nous sommes eux mêmes, tu comprends ? Et eux ne peuvent pas nous congédier. Mais souvent, ils font semblant de ne pas nous voir, ou ils feignent l’indifférence tant et si bien qu’elle s’installe dans leurs cœurs. Ça, ça fait des anges qui s’ennuient… Mais comme elle, qui insiste et se complait dans la souffrance du nombril… C’est décidemment fâcheux ! Parce que ça épuise. Il a fait le clown, mon collègue, il a dansé la samba, joué du tambour, fait de la danse contemporaine, bref, il a fait des pieds et des mains pour la convaincre de son droit à l’existence, de sa chance, de la beauté du trajet… Rien. Elle préfère la moquette, les larmes, la soirée devant la télévision ; elle préfère faire les yeux de poussin triste, se laisser aller à la pitié de soi… De moi, oui !

Je l’arrête dans sa véhémence. Oh, là, l’ange ! Un peu de modération ! T’as bu ou quoi ? D’où te viens cette virulence ? Je me demande si ce n’est pas un peu de la coquetterie ! Car en fin de comptes, on parle là d’échec d’ange ! Il ouvre alors des yeux de tigre, d’une rougeur effrayante, la chambre se noircit, le plafond gronde, ses ailes déployées balayent mes pauvres affaires mal rangées, et je me couvre les yeux de mon avant-bras pour échapper à une lumière violette et aveuglante qui émane de lui. J’ai touché le point faible !
Cela dure quarante cinq secondes d’éternité. Au bout, mon cœur gèle. Non, je n’ai pas touché le point faible. J’ai blasphémé.